Foulon, foulons

Récit d'une deuxième journée d'arpentage avec Capucine Dufour

Ce récit est le deuxième d’une série d’articles qui racontent la carte blanche donnée à Capucine Dufour pour créer une randonnée artistique et dansée entre La Garenne Lemot – Grand Patrimoine de Loire-Atlantique et le centre-bourg de Boussay.

Sonder, interroger et confronter les regards. Avant d’amener les habitants à redécouvrir le territoire de Gétigné à Boussay par la marche, la danse et les mots, Capucine Dufour questionne les archives et les vivants à la recherche de ceux qui transforment, qui apprivoisent, qui foulent ces paysages.

Ce matin, Capucine m’accueille sous la tonnelle dégarnie qui mène à la maison du jardinier. C’est ici, dans un coin du Domaine de la Garenne Lemot à Gétigné que la chorégraphe et paysagiste a établi le camp de base de ses résidences. Un peu plus bas, l’espace arboré pourrait être le point de départ de la randonnée sensible qu’elle invente. Ou plutôt un des points de départ.

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Pour l’instant, à l’étage d’une belle bâtisse de pierre qui surplombe les toits de tuiles, elle superpose des plans, des feuilles de papier calque, des dizaines de crayons de couleur et des livres qu’elle a pu emprunter dans les bibliothèques du coin. Elle y a découvert des noms de métiers fascinants liés aux activités textiles passées : dévideuse, amoulageur, ferblantier. Des emplois qu’exerçaient les habitants de Boussay en 1901 dans des villages aux noms tout aussi intriguants : l’Écorchevriere, la Grenouillerie, Dodillonne. Transposés et colorés sur une carte, elle constate que, d’un côté d’une route de la commune on trouve les tisserands, de l’autre les tailleurs, les couturiers. Pourquoi ?

C’est une des questions à laquelle elle tentera de répondre durant une des trois enquêtes chorégraphiques de paysage qu’elle veut mener sur le terrain avec deux interprètes qui la rejoindront dès le mois prochain. Trois enquêtes autour de personnages locaux qui donneront vie à trois randonnées dansées rassemblées autour du nom Tuning scape.

Les personnages, la dramaturgie restent encore à définir, mais des directions se détachent. François-Frédéric Lemot, bien sûr, son empreinte de sculpteur et d’admirateur de l’architecture italienne qui a profondément marqué les constructions alentour et transformé ce paysage de landes. D’autres regards aussi, de ceux qui usent du territoire différemment, par leur travail, leur activité. Un éleveur de moutons ? Un tisserand ? Un employé des mines d’uranium ? Un peigneur de lin ? Un tailleur de pierre ? Capucine a des idées, elle qui se renseigne sans cesse sur le coin, qui le parcourt et l’étudie.

En ce milieu de semaine, c’est la piste textile qu’elle suit. Elle me parle de moulins à foulon qui activent des marteaux et frappent le tissu, du lin que l’on fait rouir dans la Sèvre, du village de Chevalier que nous avions parcouru à l’automne où il y avait, il y a quelques dizaines d’années encore, un marché de tissus. Elle a même tenté chez elle de peigner le lin, comme à l’époque, armée de simples brosses à chat.

C’est pour suivre cette direction que nous partons vers la bibliothèque de Cugand, habillée aux couleurs du far west et de l’imaginaire américain. Sur une table de l’Espace jeux, les bibliothécaires déposent un dossier, archive d’une exposition passée dans lequel se mélangent des scans de photos, d’ouvrages historiques, de vieilles factures ornées de dessins estampillées “Filatures de l’Ouest”. On y découvre aussi des images du moulin à foulon de Gaumier et ses têtes de chardons utilisées pour brosser le tissu, une affiche du film Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais dont une scène a été filmée dans l’usine voisine d’Hucheloup.

À chaque nom de village ou presque, Capucine se pose la question du lieu, de ce qui fait sens, ce qui marque le territoire. Autour de nous, quelques enfants accompagnés de leurs parents lisent des histoires, passent derrière emprunter un jeu de société, jettent un coup d’œil curieux au moment où nous parcourons les règles du travail dans les usines de textile en 1880.

  • il est strictement interdit de parler pendant les heures de bureau
  • la prise de nourriture est encore autorisée entre 11h30 et midi mais, en aucun cas, le travail ne devra cesser durant ce temps
  • augmentés dernièrement, les nouveaux salaires hebdomadaires sont désormais les suivants : cadets (jusqu’à 11 ans) : 0,50 fr, juniors (jusqu’à 14 ans) : 1,45 fr, jeunes : 3,25 fr, employés : 7,50 fr, seniors (après 15 ans de maison) : 14,50 fr
  • les propriétaires reconnaissent et acceptent la générosité des nouvelles lois du travail, mais attendent du personnel un accroissement considérable du rendement en compensation de ces conditions presque utopiques.

On n’a pas bougé beaucoup, on a fait 15 mètres et on s’est posé. 

Dans son salon, l’éleveur retrace simplement son parcours. Il a grandi à quelques mètres de là, dans un milieu agricole, mais n’a pas pris la suite de ses parents. Il n’était pas prêt quand ils ont abandonné. Alors il a tout recréé après. Depuis une dizaine d’années, il élève des moutons et depuis peu quelques vaches. Nous parlons de merguez, de laine jaunie, des vagues souvenirs du tissage qui se faisait encore il y a pas si longtemps à Chevalier et de tout ça, qui s’en va et ne se transmet pas. Il déroule ses journées, son travail, sa complexité, la difficulté toujours plus forte d’en vivre avec un sourire communicatif qui fait plisser ses yeux. Il ne le quittera presque jamais, même quand il parle avec gravité des 30 agneaux fauchés par des renards l’an dernier. D’autres sont nés depuis, à l’abris. Il nous emmène les voir, protégés par quelque 200 brebis qui attendent de retrouver l’extérieur, même si ce sont les terres les plus mauvaises de la commune. 

On est sur du granit, c’est les terres de pauvres.

Ces terres, ces landes, Capucine et ses deux interprètes continueront de les fouler, de les sonder. Pour ouvrir la marche, faire découvrir différents regards avant de les faire se rencontrer.

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