Recoller les morceaux

Le 28 mars dernier, la Compagnie à présentait La Conquête devant le public du Quatrain à Haute-Goulaine. Sur scène, deux interprètes questionnaient la colonisation en objets, en voix, en sons et en corps.

Rencontre avec Dorothée Saysombat, comédienne et créatrice du spectacle, autour d’une question centrale qui relie La Conquête et Topo(s) : le territoire.

Qu’est-ce qui a fait naître La Conquête ?

C’est un projet qui est dans les cartons de la compagnie depuis sa création en 2003 et même avant. Mon histoire familiale est marquée par la colonisation et je me suis construite avec cette identité-là, née d’une mère française et d’un père chinois du Laos. C’est un sujet et des questions qui me brûlent. Je me suis notamment beaucoup interrogée sur l’absence ou l’extrême discrétion sur le sujet dans les livres d’histoire, les manuels scolaires.

On apprend la décolonisation comme si c’était un chapitre fermé, qui appartient au passé alors que c’est toujours là. Avec Nicolas Alline (cofondateur de la Compagnie à) on partage ce regard sur le sujet : qu’on soit issu d’un peuple colonisateur ou colonisé ça nous concerne toutes et tous, qu’on le veuille ou non.

Comment la question du territoire est-elle matérialisée dans ce spectacle ?

Il y avait tout de suite l’intuition de travailler sur le corps morcelé qui évoque les territoires colonisés. Le morcellement, le redécoupage fait partie des processus de colonisation. On change les accès à l’eau, les règles, la langue et ça engendre des problématiques locales, des conflits inter-ethniques. 

La question du territoire est géographique mais aussi humaine : comment on se sent colonisé, comment on colonise le cerveau en changeant nos façons de penser ? Dans la mise en scène, les morceaux de corps vivants symbolisent les populations assujetties, dominées, qu’on traite comme des objets qu’on peut déplacer et dont on ne se soucie pas de connaître l’identité. 

Pour ces générations, il naît un trouble identitaire : être né dans un pays colonisé, se voir imposer de nouvelles langues, de nouvelles religions, de nouveaux codes, une histoire qui n’est pas la sienne. On veut essayer de comprendre comment aujourd’hui on peut redevenir malgré tout soi-même, avec sa propre identité.

À la question “Pour vous un territoire, qu’est-ce que c’est ?” dans le document de présentation de Topo(s), vous mettiez justement identité et territoire en relation.

Le terme de territoire est polysémique. Il est souvent associé à une notion de protection, de défense d’un espace avec des frontières à garder, à chasser, à franchir. On s’est dit : est-ce qu’on ne pourrait pas le voir autrement, avec un rapport plus ouvert, plutôt comme un territoire d’accueil ? Un lieu pour tisser des liens.

C’est ce que vous essayez de faire lorsque vous faites des projets avec des habitants ?

Nos métiers sont liés à ça : partager une pensée, des questions, leur donner corps avec notre langage, une équipe et un public. Quand on joue au théâtre, c’est intense et après ça ne nous appartient plus. Sur un projet de territoire c’est différent. C’est cette dimension de proximité, avec un temps long qui est intéressante. Quand tu viens et que tu reviens, petit à petit tu tisses un lien de confiance avec les gens. On a vécu des moments forts d’échanges, de discussions. Entre les habitants aussi il y a quelque chose qui se passe.

Qu’est-ce qui pourrait vous gêner dans le terme de territoire ?

Ce qui pourrait me faire peur c’est de faire quelque chose de régionaliste. Ce n’est pas un endroit qu’on défend, peut-être parce qu’on vit avec une culture un peu nomade. Par exemple, on va bientôt travailler autour de la Loire et nous, on a envie de s’intéresser aux oiseaux migrateurs qui traversent les frontières et de tirer cette métaphore.